Le pouvoir incroyable des mots

              J’étais là depuis quelques jours seulement.  En pleine adaptation, je m’ajustais tout doucement à ma nouvelle vie.  Un jour, je posai une question à la personne en poste à la réception.  Elle me répondit. À ce moment, je commis l’erreur de lui faire remarquer que sa réponse, tout comme celles que l’on nous sert parfois, était « stéréotypée ». Quel sens a-t-elle prêté à ce mot ?  Au lieu d’échanger sur ce sujet, ce qui aurait pu engendrer une conversation cordiale et éclairante, voilà que, sur un ton indigné, elle me demanda de la suivre : elle désirait me parler seule à seule. Elle me fit comprendre que ma façon de m’exprimer ne convenait pas au genre de la maison.  Elle termina par un étonnant conseil : celui de quitter les lieux, de changer de résidence. En guise d’exemple, elle me raconta le cas d’un couple qu’elle avait ainsi persuadé de partir, l’épouse ne parvenant pas à se mouler à l’esprit du lieu.  Elle me prédit que, si j’ignorais son conseil, je risquais de me sentir bien malheureuse.

Je me posai mille questions. Adepte de formules parfois ironiques pour décrire les choses qui m’étonnent, en avais-je utilisé une qu’elle avait interprétée au premier degré, jugée non conforme alors qu’elle se voulait juste humoristique ? Cela m’apparaissait peu probable puisque les échanges avec qui que ce soit depuis mon arrivée étaient à peu près inexistants : occupée à mon installation, je n’avais guère le temps de jaser !

 L’écart d’âge entre nous deux est considérable. Il est possible que, de ce fait, s’ensuive un clivage de vocabulaire.  En sommes-nous à ne plus tout à fait parler la même langue ?  Cette génération, ayant baigné dès l’enfance dans la technologie tous azimuts, ne pigerait plus notre façon de parler ? Nos phrases seraient-elles trop longues à leurs oreilles ? Est-ce pour cette raison que, souvent, faisant fi du savoir-vivre le plus élémentaire, on se coupe la parole à qui mieux mieux ?

 

Je suis restée.  Pas un seul instant je n’ai songé à suivre son conseil.

Et je ne me sens nullement malheureuse.

Au contraire, ma satisfaction de vivre en mon nouveau « nid » augmente de jour en jour.  Je m’y sens bien, en toute sécurité, bien entourée.

 

Rien ne force une personne, jeune ou âgée, à se renier elle-même dans sa culture et son langage lorsqu’elle intègre un nouveau milieu de vie. 

 

Vraiment rien ni personne.

 

SOPH 

Ne pourrait-on pas faire une mise à jour de l’approche actuelle ?

            Le temps n’est-il pas venu de changer les thèmes, la musique, les chansons et le langage utilisés à notre endroit ? Je me souviens d’un dîner de Noël, offert par un organisme admirable voué aux personnes âgées seules, « Les Petits Frères », appelé il n’y a pas si longtemps : « Les Petits Frères des pauvres ». On a enlevé le dernier mot car il prêtait aux bénéficiaires une caractéristique inadéquate : la condition sociale ou monétaire n’est pas du tout prise en compte dans l’esprit et le cœur de tous les merveilleux bénévoles qui y œuvrent. C’est de présence que certaines personnes âgées sont pauvres, non de sous.

(Aussi bien le spécifier tout de suite : désormais quand j’évoquerai les bénévoles si attentionnés et dévoués croisant ma route, je les nommerai les bénéfiques…)

            Revenons au dîner de Noël.  Le repas était terminé.  Dehors il y avait tempête, le vent beuglait, les flocons valsaient, les bancs de neige se gonflaient d’aise.  Un orchestre était sur place dont un accordéon était le principal instrument.  Il se faisait entendre comme il pouvait dans le brouhaha des voix. Voilà que l’accordéoniste se met à jouer « Partons la mer est belle » incitant les convives à chanter avec lui. Ce qu’ils firent. Pas moi. Pourquoi cette chanson ? Elle n’était pas d’adon avec ce Noël plus blanc que blanc qui sévissait dehors, sous nos yeux, avec son charme bien particulier, un charme bien à nous, tellement collé à notre réalité nordique. Moi, c’était Vigneault que j’entendais dans ma tête, ses paroles me venaient spontanément :

                                « MON PAYS, CE N’EST PAS UN PAYS C’EST L’HIVER ! » 

Va pour ce Noël.

Un autre jour, ailleurs, par un bel après-midi d’été, dans un superbe jardin, à l’ombre de magnifiques érables centenaires au feuillage abondant, des gens âgés étaient réunis. Un haut-parleur diffusait une mélodie et des paroles plus vieillottes encore : « Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres… »  Pourquoi ce choix ? Est-on resté accroché à ce genre de répertoire en ce début du 21ième siècle ? Une pareille plongée en pure nostalgie est-elle utile ?

D’accord, les goûts musicaux sont propres à chacun, la liberté de choix en ce domaine comme en tout autre est incontestable.

N’empêche. Je ne suis sûrement pas la seule à avoir embarqué à fond dans l’éclatement artistique, l’explosion mirobolante de talents québécois : musiciens, chansonniers, poètes, compositeurs, si géniaux que leur œuvre est et restera pendant longtemps gravée en nos mémoires, éclairée par un faisceau scintillant de fierté. Où se trouvaient nos bénéfiques pendant les années 70 si libératrices ? N’en ont-ils pas été eux aussi imprégnés ?

 

Je me sens décalée au sein même de ma génération.

 

Sur le plan du langage, c’est pire encore, attendez de lire ce que je vous en dirai dans mon prochain billet…

 

SOPH

( De la race des électrons libres en voie de disparition.)