Merci d’exister !
Ce jour-là, lorsque je conclus notre échange téléphonique par cette phrase, mon interlocutrice ne savait trop comment réagir. Il y eut un silence. Puis nous avons fini par éclater de rire. Toute ma journée en fut embellie, la sienne aussi. Gentillesse. Patience à expliquer. Calme débit. Articulation adéquate. Similitude de vocabulaire. Attitude respectueuse. Cette dame réunissait toutes les conditions propices à préserver l’autonomie intellectuelle des vieux. Ce merci d’exister, je l’adresse à tous ceux et celles qui, comme elle, nous facilitent la vie, contribuent à réaliser le vœu partagé par tous : nous garder le plus longtemps possible chez-nous. Si cette façon de faire devenait contagieuse, on sauverait un temps énorme, il s’en perd tellement lorsque son contraire se heurte au rythme effréné de la vie actuelle. Voulant faire trop vite, on embrouille ce qui était simple au départ. Qu’en est-il de l’autonomie de ce côté des choses, le pratico-pratique, le quotidien, celle qui peut s’exercer même par ceux et celles limités en leurs mouvements, dont la mobilité n’est plus ce qu’elle a déjà été ? Elle devient difficile lorsque les échanges intergénérationnels s’enfargent dans le jargon informatique faisant fi du sens initial des mots. C’est ce sens que nous possédons et voulons perpétuer, autrement il nous est impossible de vieillir en plénitude d’esprit, ouverts au monde nouveau si différent de celui où nous avons vécu.
Un jour où le soleil pré-printanier usait d’une effronterie enivrante, je me promenais dans le sentier qui longe l’édifice, côté est-sud, heureuse comme une écolière en récréation. Une résidente, assise sur un banc, m’interpella, aussi enchantée que moi de la chaude lumière baignant nos vieux os. Au cours de la conversation, j’en vins à lui confier à quel point il me plaisait de procéder à mes déclarations d’impôt tant la fédérale que la provinciale, tâche occupant une grande partie de mes journées à cette époque de l’année. J’en parlais avec enthousiasme, elle en parut fort étonnée. « Moi, je laisse cela à mon comptable ! » Son ton suintait la condescendance, sinon la désapprobation. Je me contentai de sourire. Je n’insistai pas et poursuivis ma lente promenade. C’est à mes deux cannes, fidèles compagnes me permettant de déambuler, tête haute et épaules en mouvement, –m’évitant le derrière en l’air et le dos voûté, attributs imputables au si répandu déambulateur– que je plaidai ma cause de vieille dame refusant de suivre le troupeau. Elles sont toujours disposées à m’écouter quand l’impatience monte en moi.
Voilà ce que je déteste dans le vieillissement. Une abdication automatique devant toute activité propice à garder nos esprits alertes. Une négation tout aussi automatique de notre capacité à assumer nous-mêmes nos responsabilités telles, entre autres, notre comptabilité personnelle. Un acharnement à nous agglomérer en un magma informe de férus de bingo, accros aux chansons passéistes, à une musique au champ limité, fermée aux chefs-d’œuvre ayant traversé les siècles de par leurs mélodies sublimes, intemporelles, éternelles…
L’allusion à la musique fait soudain bifurquer mon attention sur un ver d’oreille ô combien actuel celui-là : la pénurie de main d’œuvre. Entendre cette expression à tout bout de champ me pose problème. À l’instar de la dame sur son banc, les gens en sont-ils venus à ne plus éprouver de bonheur à travailler dans un domaine délibérément choisi ? Les appels pour tel ou tel poste restent sans réponse, pourquoi ? L’ambiance déplorable ainsi créée attriste l’ex-éducatrice en moi, elle se pose la question : que sont les enfants d’autrefois devenus ?
Je m’ouvre aux commentaires m’éclairant là-dessus, j’en ressens un vif besoin…
Michelle Anctil